De la Peinture 2013
De nos jours, une chose reste plus difficile qu'écrire sur la peinture abstraite, c'est d'en faire. Ayant bouleversé le système de la représentation consacrée, la non-figuration, cette forme d'expérimentation qui traverse l'art du XXe siècle, semble depuis un certain temps à bout de souffle.
Après d'innombrables déclinaisons possibles, lyrique ou géométrique, gestuelle ou biomorphique, empâtée ou minimaliste, l'abstraction est devenue souvent répétitive, décorative, maniérée, pour ne pas dire creuse. Parfois elle se contemple, s'inspecte. Parfois, elle s'autopsie.
Il faut donc une certaine dose de courage, d'inconscience même, pour choisir ce mode d'expression. Dans ce contexte, l'objectif de Gilles Teboul est moins d'instaurer un ordre esthétique nouveau, que de construire une œuvre personnelle, composée de variations dont le sujet reste toujours le dessous de la peinture. Sans avoir recours explicitement à la technique sérielle, l'artiste, peut-on dire, travaille de manière « verticale », cherchant non à s'étendre en surface, mais à aller en profondeur. Ses séquences ne deviennent jamais un but en soi, la démonstration d'un enchaînement cohérent, un puzzle dont toutes les pièces trouvent leur localisation précise.
Avec rigueur mais sans raideur, chaque toile traite à sa façon les problèmes du rapport entre la forme et le fond, le plein et le vide, l'opacité et la transparence – autant de problèmes d'une simplicité apparente, mais que la peinture affronte depuis toujours, source de son désespoir et de sa force. A l'âge du recyclage, des matériaux bruts malmenés par les artistes, des assemblages hétéroclites qui donnent parfois aux musées des allures de réserves, ici chaque tableau crée son espace propre et irradie un aura singulier. En toute logique, c'est l'effacement, cette manière de pénétrer dans la matière qui s'installe pendant longtemps au cœur de l'œuvre de Teboul. Travail par soustraction, où les effacements d'une partie de la matière noire qui recouvre les toiles font remonter les traces blanches sur la surface.
Peinture à rebours ? Dans ce strip-tease chromatique, les courbes et les volutes, à la fois trajectoire et processus, esquissent un dessin dans les allers et retours de la main, construisent un motif qui serpente. Déliées ou recomposées, ces ondulations ou ces trainées lumineuses, sont comme les lignes incertaines d'une cartographie mouvante et subjective. Pour reprendre une phrase de Jacques Dupin sur Giacometti : ce sont des traits «qui ne cernent rien, qui ne précisent rien, mais qui font surgir».
Avec les derniers travaux, l'approche se modifie légèrement, comme l'écrit, avec beaucoup de précision, Gilles Teboul : « Je superpose des couches (la dernière étant le gris) suivant des temps de séchage complexes et difficilement maîtrisables, puis je procède par retrait suivant un geste mécanique, mettant à distance le geste du peintre, par ce "non geste". La prise de risque est maximale, car je ne peux intervenir qu'une seule fois ». A la différence des « peintures noires et blanches », les « peintures grises » offrent peu de contrastes. De même, aux parcours des lignes qui cheminent sur les toiles comme des vecteurs de mouvement, se substitue un traitement plus unifié de l'ensemble.
Les surfaces sont recouvertes des formes géométriques ouvertes et tremblantes, d'un réseau de carreaux irréguliers, tels des mosaïques tronquées. Les couleurs, au lieu de demeurer captives entre les lignes, se mettent à flotter légèrement. Selon les rapports chromatiques, on croit observer une avancée ou un recul ou même l'illusion d'une saillie. Des poudroiements de lumière en gouttes, des touches noires et blanches forment des zones d'incertitude où l'autorité du regard cède la place au tâtonnement de l'œil.
L'expérimentation avec la peinture se poursuit avec des monochromes (gris argenté), mais des monochromes « contrariés ». En collant des bandes sur les bords de la toile, en fixant un cadre à la couleur, Teboul introduit une contrainte dans cette variante picturale que l'histoire de l'art a consacrée comme abstraction absolue, sans aucune limite. Quoi qu'il en soit, l'artiste interroge sans cesse sa relation aux matériaux, au mélange des couleurs, à leur application sur une toile, aux éclats de la lumière, bref au plaisir de cet acte tactile qu'a toujours proposé la peinture.
Cependant, l'outil principal employé par Teboul pour explorer la chair de la peinture, se situe ailleurs, dans la photographie. La photographie, ce médium à la surface lisse, pratiquement désincarnée, qui transforme la tactilité en visibilité, mais qui permet de révéler toutes les aspérités que contient la matière picturale, le moindre creux et le plus subtil relief. Cet effet est d'autant plus saisissant que l'artiste a fait le choix de photographier la matière comme à travers un microscope. Toutefois, il ne s'agit pas, comme on s'y attendrait, d'un détail d'une de ses œuvres, d'un zoom tel qu'on en voit souvent dans les livres d'art. Les matériaux de Teboul se situent de deux côtés du processus créatif : tantôt des outils de production usés et conservés (tubes, pots, gants, palettes), tantôt des croûtes et des opercules, miettes ramassés après le festin artistiques, rebuts délaissés, bref les reliefs de la cuisine picturale.
L'artiste affirme que, recadrant ces matériaux indispensables à la peinture dans son appareil photographique, il recrée une peinture.
Un geste résurrectionnel face aux prophéties qui ont annoncé maintes fois la mort de la peinture ? Dernier regard sur la peinture. En fait, il suffit d'un rien. Il suffit de caresser la couleur pour qu'elle dégage une vibration de sensualité discrète. Il suffit d'introduire des éclairs dans les intervalles entre les formes pour éviter toute rigidité. Bref, il suffit de peu de choses pour inventer une peinture qui respire.
De nos jours, une chose reste plus difficile qu'écrire sur la peinture abstraite, c'est d'en faire. Ayant bouleversé le système de la représentation consacrée, la non-figuration, cette forme d'expérimentation qui traverse l'art du XXe siècle, semble depuis un certain temps à bout de souffle.
Après d'innombrables déclinaisons possibles, lyrique ou géométrique, gestuelle ou biomorphique, empâtée ou minimaliste, l'abstraction est devenue souvent répétitive, décorative, maniérée, pour ne pas dire creuse. Parfois elle se contemple, s'inspecte. Parfois, elle s'autopsie.
Il faut donc une certaine dose de courage, d'inconscience même, pour choisir ce mode d'expression. Dans ce contexte, l'objectif de Gilles Teboul est moins d'instaurer un ordre esthétique nouveau, que de construire une œuvre personnelle, composée de variations dont le sujet reste toujours le dessous de la peinture. Sans avoir recours explicitement à la technique sérielle, l'artiste, peut-on dire, travaille de manière « verticale », cherchant non à s'étendre en surface, mais à aller en profondeur. Ses séquences ne deviennent jamais un but en soi, la démonstration d'un enchaînement cohérent, un puzzle dont toutes les pièces trouvent leur localisation précise.
Avec rigueur mais sans raideur, chaque toile traite à sa façon les problèmes du rapport entre la forme et le fond, le plein et le vide, l'opacité et la transparence – autant de problèmes d'une simplicité apparente, mais que la peinture affronte depuis toujours, source de son désespoir et de sa force. A l'âge du recyclage, des matériaux bruts malmenés par les artistes, des assemblages hétéroclites qui donnent parfois aux musées des allures de réserves, ici chaque tableau crée son espace propre et irradie un aura singulier. En toute logique, c'est l'effacement, cette manière de pénétrer dans la matière qui s'installe pendant longtemps au cœur de l'œuvre de Teboul. Travail par soustraction, où les effacements d'une partie de la matière noire qui recouvre les toiles font remonter les traces blanches sur la surface.
Peinture à rebours ? Dans ce strip-tease chromatique, les courbes et les volutes, à la fois trajectoire et processus, esquissent un dessin dans les allers et retours de la main, construisent un motif qui serpente. Déliées ou recomposées, ces ondulations ou ces trainées lumineuses, sont comme les lignes incertaines d'une cartographie mouvante et subjective. Pour reprendre une phrase de Jacques Dupin sur Giacometti : ce sont des traits «qui ne cernent rien, qui ne précisent rien, mais qui font surgir».
Avec les derniers travaux, l'approche se modifie légèrement, comme l'écrit, avec beaucoup de précision, Gilles Teboul : « Je superpose des couches (la dernière étant le gris) suivant des temps de séchage complexes et difficilement maîtrisables, puis je procède par retrait suivant un geste mécanique, mettant à distance le geste du peintre, par ce "non geste". La prise de risque est maximale, car je ne peux intervenir qu'une seule fois ». A la différence des « peintures noires et blanches », les « peintures grises » offrent peu de contrastes. De même, aux parcours des lignes qui cheminent sur les toiles comme des vecteurs de mouvement, se substitue un traitement plus unifié de l'ensemble.
Les surfaces sont recouvertes des formes géométriques ouvertes et tremblantes, d'un réseau de carreaux irréguliers, tels des mosaïques tronquées. Les couleurs, au lieu de demeurer captives entre les lignes, se mettent à flotter légèrement. Selon les rapports chromatiques, on croit observer une avancée ou un recul ou même l'illusion d'une saillie. Des poudroiements de lumière en gouttes, des touches noires et blanches forment des zones d'incertitude où l'autorité du regard cède la place au tâtonnement de l'œil.
L'expérimentation avec la peinture se poursuit avec des monochromes (gris argenté), mais des monochromes « contrariés ». En collant des bandes sur les bords de la toile, en fixant un cadre à la couleur, Teboul introduit une contrainte dans cette variante picturale que l'histoire de l'art a consacrée comme abstraction absolue, sans aucune limite. Quoi qu'il en soit, l'artiste interroge sans cesse sa relation aux matériaux, au mélange des couleurs, à leur application sur une toile, aux éclats de la lumière, bref au plaisir de cet acte tactile qu'a toujours proposé la peinture.
Cependant, l'outil principal employé par Teboul pour explorer la chair de la peinture, se situe ailleurs, dans la photographie. La photographie, ce médium à la surface lisse, pratiquement désincarnée, qui transforme la tactilité en visibilité, mais qui permet de révéler toutes les aspérités que contient la matière picturale, le moindre creux et le plus subtil relief. Cet effet est d'autant plus saisissant que l'artiste a fait le choix de photographier la matière comme à travers un microscope. Toutefois, il ne s'agit pas, comme on s'y attendrait, d'un détail d'une de ses œuvres, d'un zoom tel qu'on en voit souvent dans les livres d'art. Les matériaux de Teboul se situent de deux côtés du processus créatif : tantôt des outils de production usés et conservés (tubes, pots, gants, palettes), tantôt des croûtes et des opercules, miettes ramassés après le festin artistiques, rebuts délaissés, bref les reliefs de la cuisine picturale.
L'artiste affirme que, recadrant ces matériaux indispensables à la peinture dans son appareil photographique, il recrée une peinture.
Un geste résurrectionnel face aux prophéties qui ont annoncé maintes fois la mort de la peinture ? Dernier regard sur la peinture. En fait, il suffit d'un rien. Il suffit de caresser la couleur pour qu'elle dégage une vibration de sensualité discrète. Il suffit d'introduire des éclairs dans les intervalles entre les formes pour éviter toute rigidité. Bref, il suffit de peu de choses pour inventer une peinture qui respire.